Éditorial
La participation des terres et pays dits « ultramarins » de la France dans la deuxième décennie du vingt-et-unième siècle à Nuit Blanche, résume à elle seule les enjeux politiques, esthétiques et sociétaux, entre colonialité et mondialité, dont Nuit Blanche 2024 se saisit, à l’orée d’une nouvelle ère olympique et paralympique, cent ans après la première présentation des Jeux à Paris.
Paris, ville-ile capitale d’une France polygonale à géométrie variable plutôt qu’uniquement hexagonale, sera le lieu de diffraction des ondes océaniques propagées par les sensibilités d’artistes dont les cultures et histoires ultramarines sont le gage de leur attachement français autant que de leur dimension internationale car toujours déjà ancrées dans la complexité d’un monde contemporain créolisé où la diversalité l’emporte sur l’universalité et où désirs d’hétéronomie et d’autonomie se côtoient.
Chorale et opératique, Nuit Blanche 2024 le sera, littéralement, avec une présentation de chant choral de diverses traditions calédoniennes à Nouméa, mais aussi conceptuellement, dans la mise-en-scène antiphonique d’une performance théâtrale immersive mettant en regard deux textes récents de Patrick Chamoiseau (Lucioles par Astrid Bayiha, Délie Andjembe et Stéphanie Coudert surune idée originale de Claire Tancons) ou la dimension cosmique d’un défilé carnavalesque où la Lune répond au Soleil (Déboulé céleste par Raphaël Barontini) et, globalement, dans son organisation interconnectée réalisée par les retransmissions des Nuits Blanches ultramarines sur différentes plateformes digitales.
Qu’ils apportent des éclairages contrastés sur différents aspects de l’histoire de la capitale française de l’époque—le XVIIIe siècle—où des descendants d’esclaves émancipés sur le territoire français pouvaient connaître un destin remarquable si ce n’est néanmoins tragique tel le Chevalier de Saint-George (Saint-George en Mouvement(s) : Chevalier virtuose par Romuald Grimbert-Barré et Joanna Malédon), ou de celle—le XIXe siècle—où communards, kabyles et kanaks aiguisaient les armes de la résistance au colonialisme français dans les bagnes de la Nouvelle Calédonie (Kaldûn Requiem ou le pays invincible, par Abdelwaheb Sefsaf et leThéâtre de Satrouville), les artistes de Nuit Blanche 2024 sont représentatifs de la diversité des pratiques artistiques contemporaines mondialisées plutôt que représentantes d’une appartenance territoriale ou nationale.
Qu’elles problématisent, encore, le rapport du corps contemporain en mouvement entre art et sport à l’aune de la race et du genre avec d’anciennes — l’escrime — et de nouvelles—le skateboard (Wélélé !!! par Kenny Dunkan) et le breakdance (I CAN(‘t) BREATHE par Jean-François Boclé, Julien Boclé et Thierry Pécou) —disciplinesolympiques et autres pratiques artistiques volontiers athlétiques telle la danse contemporaine ou la performance (Les Jupes par Soraya Thomas), ces artistes transdisciplinaires défient les lois de tous les genres.
Qu’elles partagent, toujours, leurs visions inclusives du vivant (xxx par Ronald Cyrille) ou écologie rime avec préservation des espèces animales et végétales (Cycle de Rūmia, Acte 3, Ōivi no Rūmia par Orama Nigou) autant que des savoirs ancestraux et pratiques contemporaines du soin de soi et de l’accueil de l’autre (L’art de naître par Tabita Rézaire), les œuvres posées par les artistes traduisent une conscience écologique planétaire ardente autant qu’urgente.
Qu’ils transmettent, enfin, des images mahoraises (Koropa par Laura Henno) des généalogies américaines (The Mirror is You par Edgar Arceneaux) ou partagent des affinités nippones (We Won’t Bow par Marlon Griffith), ces artistes suggèrent que nos singulières problématiques ultramarines françaises, intraduisibles dans leurs langues, shimaoré, anglais ou japonais, ne font guère que pérenniser le fait, de plus en plus dommageable, qu’Outre-Mer rime avec chimère.
Forte de cette déconstruction éclairée, Nuit Blanche 2024 fait le pari de proposer de nouvelles images de la France au monde — et à elle-même.
Avant-propos
Il existe une carte ultramarine de Paris multiséculaire.
On peut en établir les premiers contours à la fin du dix-huitième siècle dans le 18e arr. avec la nomination, dès 1877, des Rues de la Guadeloupe et de la Martinique autour du Marché de l’Olive – de concert avec les Rues de la Louisiane et du Canada, autres possessions françaises des Amériques de l’époque). On pourrait ensuite en observer le développement ininterrompu au fil des siècles, jusque dans les dernières années de notre vingt-et-unième siècle avec l’inauguration de la Promenade Jane et Paulette Nardal en 2019 dans le 14e arr. ; de l’Allée de l’Ile de Pins pour le 150ème anniversaire de la Commune en 2021 dans le Square Louise Michel dans le 18e arr. ; du Jardin Toussaint L’Ouverture dans le 20e arr., aussi en 2021 ; de la Promenade Édouard Glissant dans le 7e arr., toujours en 2021 ; et enfin, du Jardin Solitude en 2023 dans le 17e arr. à l’occasion de la commémoration de l’Abolition de l’Esclavage en France.
Cette carte ultramarine de Paris qui s’étend sur toute la ville, avec une concentration particulière dans les XIIe, XVIIIe et XXe arrondissements et une triangulation spéciale à cheval sur les Ier et VIIe arrondissements avec le Quai Aimé Césaire et la Promenade Édouard Glissant reliés par la PasserelleLéopold Sedar Senghor, met en exergue les noms d’ anciennes colonies et actuelles régions ultramarines de France (Guadeloupe, Guyane, Martinique etRéunion, Tahiti et Nouvelle Calédonie), et met à l’honneur leurs héros et héroïnes révolutionnaires (Toussaint L’Ouverture, Louis Delgrès, Solitude,Louise Michel, Frantz Fanon), comme républicains (Félix Éboué, Gaston Monnerville) hommes et femmes politiques (Gerty Archimède, Eugénie Éboué-Tell), poètes et écrivains (Saint-John Perse, Aimé Césaire, Édouard Glissant) au grédes rues, boulevard (de la Guyane) et place (Jenny Alpha), jardins (Solitude),bibliothèques (Aimé Césaire), stades (Roland Garros), école et collèges de la capitale et de sa métropole.
Ainsi la vie quotidienne des parisiennes et parisiens, mais aussi des franciliennes et franciliens, dans leurs activités citoyennes, éducatives, culturelles, sportives et de loisirs, est-elle rythmée, quoique peut-être plus souvent que rarement à leur insu, par cette scansion historique et cet ancrage physique d’un récit ultramarin. Comment Nuit Blanche 2024 vient-elle mettre en tension les ressorts historiques et politiques de cette présence mémorielle ultramarine au cœur même de la France hexagonale, par la répartition de ses projets sur une toute autre cartographie, et la dispersion de ses sites de part et d’autre de l’Atlantique, du Pacifique et de l’Océan Indien ?
Nuit Blanche 2024 propose une nouvelle carte ultramarine de Paris. Complémentaire de la première elle ne vous aidera peut-être guère à naviguer les mouvements multiples d’une programmation riche en performances de formats divers que si vous vous en remettez aux étoiles comme les marins et marrons avant vous qui n’avaient de boussole que le ciel.
Essayons cependant de cheminer ensemble.
Ces informations préliminaires constitueront votre meilleur viatique :
- tous les projets ont une dimension performative, sauf deux, Koropa de Laura Henno (projection video) et l’Art de naître de Tabita Rézaire (installation monumentale)
- les onze projets comprenant une dimension performative procèdent de pratiques artistiques transdisciplinaires et comportent des installations et scénographies qui sont visibles et appréciables en tant que telles
- toutes les performances sont séquencées ou répétées plusieurs fois dans la soirée et dans la nuit sauf deux : Lucioles d’Astrid Bayiha avec Stéphanie Coudert et Délie Andjembé et The Mirror Is You de Edgar Arceneaux
- les trois performance processionnelles s’étirent sur plusieurs heures et peuvent être visibles du plus grand nombre à différents moments pendant le parcours : Wélélé de Kenny Dunkan, Déboulé céleste de Raphaël Barontini, etWe Will Not Bow de Marlon Griffith,cette dernière ayant deux occurrences.
Au total, les 13 projets, portés par des artistes visuels, des musiciennes, des chorégraphes et scénographes comprenant 11 acteurs et actrices, 47 danseurs et danseuses partie amateurs et partie professionnelles, 51 musiciennes et musiciens dont 5 solistes, et 63 sportifs et sportives sportifs dont 12escrimeuses et escrimeurs et 51 skateboardeurs et skateboardeuses pour un total de plus de 200 participantes et participants.
Procédons.
Il est 18 heures à Paris,19h à Mayotte, heure propice à la découverte de deux œuvres mettant en lumière les problématiques planétaires des ressources vitales pour l’homme, depuis l’Est de Paris, au Parc de Belleville : l’accès à l’eau, mise en mouvement dans We Will Not Bow, performance déambulatoire de Marlon Griffith, et la mobilité humaine, mise en images dans le film, Koropa de Laura Henno.
Je souhaiterai qu’en commençant notre cheminement une heure plus tôt que l’heure habituelle de lancement de Nuit Blanche pour nous aligner sur l’heure mahoraise, nous prenions pleinement la mesure de la dimension mondialisée de la France dans l’expérience ultramarine. Notre cheminement suivra peu ou prou le cours du soleil d’un fuseau horaire l’autre, de part et d’autre des mers et des océans : je vous invite à y être attentif et à essayer, le temps d’une nuit au moins, d’entrer en Relation avec l’humanité complexe que les projets des artistes laissent entrapercevoir.
Si nous avons assisté, dès 18h, à la première occurrence d’environ 1h de la performance de Marlon Griffith, nous avons le temps de nous rendre dans le Centre, au Carreau du Temple, pour 19h30, à l’heure pour la première des quatre occurrences de Saint-George enmouvement(s) : Chevalier virtuose par Romuald Grimbert-Barré et Johanna Malédon, ou de nous diriger vers l’Ouest pour la première itération de la performance chorégraphique de Les Jupes de Soraya Thomas, à20h au Square du Musée Galliéra pour un défilé de mode sens dessus dessous.
Si nous avons plutôt assisté á la seconde occurrence de WeWill Not Bow entre 20h30 et 21h30, alors nous pourrons rester au Parc de Belleville pour le début de la projection en plein air de Koropa qui tournera en continu jusqu’à la fermeture du Parc vers 2h du matin.
Restons-nous maintenant dans le Centre, filerons-nous vers l’Ouest ou tenterons-nous les allers-retours entre l’une et l’autre région de Paris au risque d’escamoter le début ou la fin d’un spectacle ou d’entamer une performance en cours de route… ?
Filons à l’Ouest après les transports virtuoses des violons du Chevalier de Saint-George pour un changement radical de style musical avec le tambour Ka et la flûte en bambou accompagnant L’antre deux de Ronald Cyrille dans les Jardins du Musée du Quai Branly à 20h30– déjouant ainsi tout ce que nous croyions savoir de l’histoire de la Guadeloupe ainsi narrée par ses artistes, de l’évocation du siècle des Lumières à l’invocation des esprits des mornes…
Aurons-nous croisé aucours de nos déambulations nocturnes les créatures musicales de Kenny Dunkan dans Wélélé !!! fendant la nuit sur leur skateboards aiguisés par les pavés du Parvis de l’Hôtel de Ville en route vers la Place de la République ? Si le concert de la nuit tropicale qu’ils et elles diffusentnous en ferait presque oublier leur apparence, c’est pourtant leur présence multiculturelle que l’artiste souhaiterait relever.
À l’approche de 21h un nouveau dilemme se présentera à nous : nous diriger vers l’île aux Cygnes, chose relativement aisée depuis le Quai Branly, pour assister au premier mouvement de la performance processionnelle deRaphaël Barontini, Déboulé céleste ; retourner dans le Centre pour enchaîner I can(‘t) breathe de Jean-François Boclé, Julien Boclé et Thierry Pécou au Théâtre de la Ville – Théâtre Sarah Bernhardt à 22h30 et Lucioles, d’Astrid Bayiha, Stéphanie Coudert et Délie Andjembé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris à 23h ; ou regagner le Nord, vers Montmartre pour y entamer une riche séquence de trois performances à l’échelle aussi différente que le propos.
Dans le Centre une plongée littéraire et militante nous attend avec des performances théâtrales et musicales, et chorégraphique, autour de textes choisis de Frantz Fanon et Patrick Chamoiseau, librement adaptés par d’audacieux et audacieuses artistes pour tenter de circonscrire les récursivités coloniales du contemporain.
À Montmartre, nous souhaiterons sûrement assister au coucher du soleil circa 21h45 depuis les Arènes de Montmartre pour le récit d’une traversée des siècles en terre d’Amérique, ballotée entre la France, le Canada et les États-Unis, par l’un de ses fils créoles, Edgar Arceneaux dans The Mirror is You. Pendant que le récit suit son cours, nous pourrions nous rendre, à 5 minutes à pied de là, au premier mouvement de l’Acte 3 du Cycle de Rūmia d’Orama Nigou au Square de la Turlure à 22h30 et poursuivre à 23h40 avec Kâldun Requiem ou le pays invisible de Abdelwaheb Sefsaf et le Théâtre de Sartrouville au Square Louise Michel.
Une chose est sûre, le détour, d’où que l’on se trouve, dans le Sud de Paris, pour aller voir et entendre, dans les Jardins de l’Hôpital de la Pitié Salpétrière, les récits de mise au monde de Tabita Rézaire dans l’Art de Naître, vaudra la peine, pour espérer renaître à de nouvelles aurores, dans l’indifférence, momentanée, de toute cartographie autre que céleste, et dans l’attente des vents qui de toutes parts se lèvent.
Claire Tancons, Directrice Artistique Nuit Blanche 2024